Anastasia médite. A sa façon. Comme chaque fois qu’elle arrache les mauvaises herbes venues se réinstaller sournoisement dans la cour gravillonnée, son esprit vagabonde vers l’étrangeté attachante de cet endroit, son mystère.
A commencer par la course du temps. Etrange, se dit-elle. Quand elle arrive là, et seulement là, l’espace-temps semble aboli, comme protégé par une bulle invisible, où il reste suspendu, immobile.
Chaque fois, la même illusion d’éternité !
Alors, bien sûr, elle dépense cette richesse sans retenue, avec prodigalité et bonheur. Elle l’oublie le temps, comme s’il n’existait pas.
En parallèle, la sensation d’attirance aimantée vers le lieu comme s’il avait le pouvoir, rien qu’en existant, de la faire revenir et de la retenir. Ou qu’elle aille, quoiqu’elle fasse, le besoin d’y retourner est impératif. Inexplicable.
L’endroit n’est pas somptueux, loin de là, pas forcément beau non plus, plutôt austère et rude mais quelque chose d’indéfinissable et d’insaisissable le rend unique.
La succession des époques et des vies qui se sont enchevêtrées est perceptible, plus que nulle part ailleurs.
Là, Anastasia ressent le poids de cet héritage et reçoit avec gratitude l’offrande des autres maillons ; ceux des autres vies. Elle se sent à l’abri, protégée, comme si ces générations la veillaient avec bienveillance.
Les maillons précédents auraient-ils passé un accord avec le temps et marqué le lieu à tout jamais de leur empreinte bénéfique ?
Anastasia soupire. Et pourquoi pas ? Plutôt plaisant comme idée !
Alors qu’elle arrache méthodiquement chaque variété de mauvaises herbes, les chardons qui prennent de la hauteur, les touffes de verdure inoffensives mais contagieuses, les bouquets de lierre plutôt musclés, les orties, et les ronces, ces familles qui se rebiffent facilement et qu’il faut traiter avec attention au risque de souvenirs piquants, elle regarde sa montre persuadée d’avoir commencé il y a quelques minutes … ! c’était il y a une heure !
Le temps joue. Avec ses règles à lui. Il sait s’y prendre, le perfide ! Et elle, elle tombe dans le panneau. Elle oublie systématiquement le mauvais jeu de la fois précédente, comme s’il anesthésiait sa mémoire.
Il s’amuse comme un petit fou. Il joue sur la panoplie des rythmes et des humeurs. Gentil et doux, il sait ralentir son pas ; il peut même pousser jusqu’à provoquer de l’ennui ; illusionniste séducteur, il stoppe son élan pour que les instants se figent et restent gravés, puis, sans préavis, juste pour rire, il accélère par à-coups et file comme un diable à l’autre bout de l’espace.
La seconde, l’heure, l’année, s’abolissent, deviennent des instantanées. Il adore. C’est un de ses tours favoris.
Il embobine la mémoire. Tout à l’heure, hier, c’était il y a vingt ans et demain, c’est déjà tout de suite… Aucune fiabilité, ce temps.
Au final, sans rien n’avoir compris, ni vu, on se retrouve là, cinquante ans plus tard avec son âme d’enfant sans plus savoir trop quoi faire…
Comment l’empêcher de tourner, ce temps ? Il fuit tout le temps !
Anastasia soupire. Son geste se répète mécaniquement, comme la dernière fois, comme il y a deux ans, comme il y a trois ans… comme il se reproduira à coup sûr, à son prochain séjour !
Au bout d’un moment, sans raison apparente, la bienheureuse bulle se déchire et soudain il est temps de repartir. Désillusion.
L’atterrissage est rude.
Retour dans la course du temps.