1942
Jean-Marie a peur. Tout le temps. Il est en colère aussi. Il doit se faire encore plus petit qu’il n’est pour vivre sa vie depuis que cet ennemi bruyant, violent et tout puissant s’est emparé de la région. Les enfants ont toujours le droit d’aller à l’école mais les consignes sont strictes et ils n’ont pas intérêt à muser en route….
Les parents ne sont plus les mêmes. Ils ne rient plus. Ils chuchotent entre eux ; le soir, ils éteignent la lampe tôt pour rester dans l’obscurité et ne pas faire de bruit…. Sinon, l’ennemi pourrait surgir et nous emmener… ou brûler la ferme.
Maman s’est mise à faire du pain car il n’y en avait plus à la boulangerie. Et quand elle achète des provisions, elle doit donner des tickets… parfois, souvent même, elle n’a pas ce qu’elle veut. Heureusement, on a toujours des œufs, et du lait et de la viande, mais, jusque quand ?
Jean-Marie a surpris une conversation entre ses parents. L’ennemi pille. Il prend tout ce qu’il veut où il veut. Et pas question de s’y opposer. L’autre jour, il a volé les deux chevaux et la bicyclette de l’oncle Théophile.
L’oncle est bien embêté maintenant. En plus, Il a eu peur que l’ennemi s’en prenne à tante Ernestine. Ils ont vu leurs chevaux partir sans rien pouvoir faire. Ils sont tristes et n’osent plus sortir de chez eux.
L’autre jour, en rentrant de l’école avec Yvon, son copain de la ferme voisine, ils l’ont entendu arriver de loin, l’ennemi, avec sa grosse voix gutturale et ses grosses bottes. Paniqués, ils ont quitté la route et se sont jetés dans un fossé en attendant que la troupe passe. Jean-Marie avait le cœur qui battait si fort, qu’il a cru qu’il allait exploser. Le convoi est passé sans les remarquer… et eux sont repartis à travers champs. Ils ne chantaient plus.
Même Yvon, qui est plus grand et plus fort que lui -il le dépasse d’une tête- et qui n’a peur de rien, n’en menait pas large. Il a un an de plus mais il est dans la même classe.
A la maison, c’est dur. Tout se passe à voix basse. Il n’a plus le droit de sortir quand il veut. Consigné à la ferme. Roger, son frère, est resté au village voisin, chez son patron pour apprendre le métier de maçon ; il revient toutes les fins de semaine. Mais il a peur lui aussi sur la route et se cache dans les fossés quand il entend du bruit. D’ailleurs, les parents sont inquiets lorsqu’il arrive de nuit, à l’improviste.
Roger
Quand Roger est là, la maison s’anime ; même plus le temps de se chamailler ! dommage. Il a tellement de choses à raconter ; mais ce qu’il raconte fait peur. Il dit que c’est dur en ville. Il faut des autorisations pour circuler ; Il y a le couvre-feu ; tous ceux qui sont pris dehors après onze heures ou qui veillent chez eux, peuvent être emmenés ou fusillés … L’ennemi s’est installé partout ; dans les écoles, les mairies, les couvents, les châteaux. Ils prennent notre place et on ne peut rien faire.
Roger leur raconte que l’ennemi a déclaré la veille, sur la place publique que si l’un des leurs était abattu, ils exigeraient dix otages. Les parents sont devenus tout blancs, ils avaient l’air effrayé… pourtant, pour leur faire peur, il en faut se dit Jean-Marie, troublé ; il ne les a jamais vus ainsi.
Il ne comprend pas tous les mots. « Otage », « marché noir », mais il sait que cela doit être très grave.
Jean-Marie soupire. Il capte d’autres mots. « Résistance » « combat ». Roger chuchote maintenant. Il dit que des gens vont s’organiser pour repousser cet ennemi cruel ; Ils ne veulent plus subir les humiliations, les pillages, les exécutions. On est tout de même chez nous, non ?
Lui, il rêve de le battre, cet ennemi, le chasser pour toujours et retrouver sa vie. Il aimerait être assez grand pour pouvoir rejoindre les groupes. Mais pour l’instant, il doit se taire et se faire tout petit.
Sur le chemin de l'école
Ce matin-là, quand il retrouve Yvon, sur le chemin de l’école, Jean-Marie veut en savoir plus sur les coups de feu qu’il a entendus la veille et comme Yvon sait toujours tout…. Sans doute, ses parents lui parlent-ils, ou peut-être sont-ils moins discrets que les siens, parce que lui, on lui ne lui jamais dit rien, il saura lui répondre
-C’était quoi hier ? lui demande-t-il
-il parait que quelqu’un s’est caché dans le clocher de l’église pour tirer sur l’ennemi
-Oh ! Jean-Marie a les yeux aussi écarquillés que sa bouche, mais, comment le sais-tu ?
-C’est Edmond ; il y était et il a eu très peur lui explique Yvon. Edmond est le frère de sa mère, il est veuf et vit dans leur ferme.
-c’était la pagaille reprend Yvon, les gens courraient dans tous les sens pour se cacher. L’oncle croit que l’ennemi a perdu quelques soldats. Le tireur visait bien. Ensuite Edmond s’est réfugié dans l’abri, derrière la boulangerie et il a attendu très longtemps avant de sortir.
Yvon hésite un instant, puis s’arrête et baisse la voix ; Jean-Marie est obligé de se rapprocher et de tendre l’oreille.
-On dit aussi que, quelques heures après, ils ont fusillé Jean Joubain. Il était avec sa femme et sortait de la ferme pour aller dans ses champs… Ils l’ont mis en joue et ont tiré, comme ça, sans aucune raison. Sans doute, pour se venger. Sa femme criait…
Jean-Marie est choqué. Il le connait ce Jean. Il l’aime bien. Quel drame. Il ne le reverra donc plus jamais.
Les deux garçons restent silencieux un instant, la nouvelle est trop terrible.
-Et pour la ferme des Moulin, tu es au courant ? lui demande Yvon
-non, j’ai juste entendu les parents murmurer leur nom… mais c’est tout.
Yvon reprend :
-On ne sait pas pourquoi, mais ils ont brûlé leur ferme. Ils ont ensuite emmené Eugène Moulin et il n’est toujours pas revenu.
Jean-Marie est effrayé. Et s’il ne retrouvait plus ses parents quand il rentrera ce soir ? Que se passera-t-il ? Et si l’ennemi l’emmenait, lui ? Soudain, il se sent mal.
-Yvon, tu crois qu’ils vont faire pareil chez nous ? demande-t-il paniqué
-mais non ! il n’y a pas de raison lui répond Yvon avec conviction pour le réconforter… mais au fond il n’en sait rien…et se sent tout aussi désemparé que son camarade.