Impensable, inimaginable… se dit Babette. Ce matin, alors qu’elle sort sa gamme de masques tissu pour choisir l’accord parfait avec sa tenue, elle s’arrête en plein élan, comme frappée d’une évidence. Les masques sont tous étalés sous ses yeux, comme une rangée d’aliens… et sa mémoire la catapulte dans le passé, trois mois auparavant.
Trois mois et deux mondes ! En février de cette même année j’étais loin d’imaginer qu’aujourd’hui mes préoccupations majeures seraient mon masque, son plastique et mon gel… et que ma vie quotidienne serait constituée de nouveaux gestes déroutants et d’accessoires empruntés à d’autres cultures.
Aujourd’hui, ces aliens, nous ont envahis, ils sont chez nous, dans notre foyer. Quel bouleversement. Une vie sans-dessus-dessous ? comme si notre cerveau avait bénéficié d’un lavage spécial, avec forfait démontage et remontage à l’envers. Déplacements et courses avec boucliers obligatoires, sinon, gare ? la punition tombe.
Pas aisé de faire connaissance, d’engager la conversation ni de faire confiance. Et pour les célibataires en quête d’âme sœur, pas évident ! … le cœur balance entre mystère et frustration… et imagination pour un premier rancart autour d’un verre…Nécessité d’aiguiser notre sens de l’observation et de déduction pour deviner le vrai sourire sous le masque et percevoir la bienveillance.
De nouveaux codes ? sans doute. Peut-être une nouvelle éducation civique ? Toujours distancer son alter ego d’au moins un mètre, le saluer par hochement de tête, coup de coude ou coup de pieds, ne jamais le toucher ! parler derrière le plexiglas, laisser toutes les portes ouvertes…
Et attendre. L’apprentissage de la patience. Prendre sa place dans la file, un mètre derrière l’autre…et attendre. Rajouter ce temps mort à notre temps actif. Peut-être allons-nous développer d’autres facultés ? se demande Babette, Il est bien connu que les moins tibétains lévitaient pour se déplacer et communiquaient par télépathie. Nous n’en sommes pas là. Mais peut-être développerons-nous une acuité à ressentir et percevoir les impressions ?
Peut-être tout ceci est-il très provisoire ? comme un passage spécial, un « no man’s land » pour nous désinfecter…et qu’à la sortie du tunnel, il sera à nouveau possible de nous retrouver comme avant ! Il faudrait juste que le passage ne soit pas trop long…Et alors…,
Bonjour la poignée de mains franche et amicale ; à nous les ambassades à deux, trois ou quatre bises et leur bienheureuse controverse ; à nous les effluves de parfum que l’on peut à nouveau humer le nez sur le flacon ; à nous la matière que l’on peut palper ; les essayages sans arrière-pensée, les massages avec délectation ; les échantillons de crèmes et lotions à étaler sans retenue…
Retrouver notre culture méditerranéenne.
Bon, après cette incursion dans le passé et cette petite digression, reviens donc à la réalité, se secoue Babette, assez de temps perdu et elle s’empare fermement du masque choisi. Il me reste encore à ranger mes aliens. Retour en rang d’oignons pour tous dans le tiroir les ptits, sauf un ! en espérant ne pas avoir à vous ressortir pendant quinze ans…